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Danielle Hervieu-Léger, Jean-Louis Schlegel
Seuil, 2022, 392 p.

Un livre d’entretien entre deux auteurs au courant des débats actuels et ayant travaillé à partir d’un constat : le catholicisme est devenu minoritaire en France, et la tendance est lourde, accentuée par la publication de la Commission indépendante sur les abus sexuels de l’Église (CIASE), en octobre 2021, qui a révélé 330.000 victimes sur soixante-dix ans. S’y ajoute la divergence entre catholiques à l’égard de la célébration de la messe par temps d’épidémie :

« […] l’épisode a confirmé que l’Institution est en train de perdre le contrôle sur l’image que l’Église entend donner d’elle-même dans la société. Des laïcs, issus d’un courant circonscrit au sein de l’Église, ont pris l’initiative du recours devant le Conseil d’État, en se présentant de leur propre chef comme l’expression de la voix des catholiques. Le coup a été réussi, mais au prix d’une défaite de la majorité des évêques par rapport à une minorité activiste « tradi » (p. 51-52).

De cette situation, Danièle Hervieu-Léger retient trois leçons :

  • La première est l’évidence que le schisme entre des courants irréconciliables au sein du catholicisme n’est pas une menace plus ou moins lointaine que la vigilance de la hiérarchie et le désir d’unité des fidèles peuvent permettre de tenir à distance encore longtemps. Le schisme est déjà là, et la violence des débats le prouve assez. Il ne s’agit plus de divergences ou de conflits idéologiques secondaires au regard de la foi partagée. Il s’agit de l’affrontement irrémédiable entre deux visions théologiques, ecclésiologiques et politiques, qui engagent non seulement le mode de présence du christianisme au monde, mais le contenu même de la foi chrétienne : pas seulement la « compréhension » du message évangélique en termes de « valeurs », mais le sens même de la geste christique, la signification des sacrements et la définition de l’Église (p. 60) […]les circonstances de la pandémie ont braqué le projecteur sur l’élément actuel, décisif pour l’avenir : l’impuissance avérée du pouvoir ecclésiastique à maintenir la fiction de l’unité, cela en lien évident avec l’effondrement de l’encadrement clérical qui assurait jusque-là le relais de cette fiction du haut en bas de l’Église.
  • Je fais d’ailleurs de cet effondrement la seconde raison de regarder avec le plus grand soin ce qui s’est passé durant cette période. Là encore, la pandémie n’a pas créé une situation nouvelle. Toutes les crises antérieures ont donné à voir la fragilité extrême du thème de l’unité, que l’Église a théorisé au concile Vatican II sous le chef de l’« ecclésiologie de communion » inspirée par le théologie dominicain Yves Congar, et qu’elle ne cesse pas de décliner depuis.
  • La troisième, le catholicisme en confinement a révélé une vitalité catholique par « le bas », plurielle dans ses manifestations et ses initiatives. »

            Cette crise, ce conflit, interviennent au moment où le catholicisme est exculturé en France. Posons de suite la question : la France est-elle en avance des crises à venir ou un cas à part, une contagion à éviter ?

Jean-Louis Schlegel : « l’Église organise son suicide en prenant des positions qui effectivement l’excluent d’une part importante de la culture contemporaine. On peut en outre avoir l’impression que cette exclusion n’est pas seulement provisoire mais durable, voire définitive » (p. 68). À partir des années 70, on observe :

  • la dislocation de la société rurale (en gros, après 1945) ;
  • la révolution de la famille (la loi Neuwirth est de 1967, Humanæ Vitæ de 1968) et du modèle de Nazareth (mise en valeur du fils unique dans un mariage non consommé)[1]. Danièle Hervieu-Léger : 

« À mes yeux, l’accès des femmes à la maîtrise de leur fécondité est le moment crucial contemporain où l’on a changé de monde. Après la Révolution française, c’est la date-clé qui fait basculer l’histoire. Et qui percute l’Église avec une violence égale. Je ne plaisante pas du tout. » (p. 81).

  • Une nature qui devient hasard et nécessité (Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité, 1970). 

« la nature n’est pas seulement faite de lois qui témoignent d’un ordre ; c’est aussi une succession de hasards, un ensemble d’aléas, de ratés, de tâtonnements et d’innovations qu’il s’agit d’inventorier avec de toutes autres méthodes, de la statistique à l’épigénétique » (p. 95). Ce qui brise également les idées teilhardiennes (p. 36).

Or, sur ce terrain, non seulement l’Église parle et le monde, catholiques compris, passe son chemin (p. 100) mais la disqualification prend un autre sens, plus lourd de conséquences pour l’institution, quand elle résulte du scandale que cause l’Église elle-même (cf. Sodoma, 2019)

  • Ajouter l’émancipation du politique. Et le croyant qui s’affirme comme sujet.

L’institution repose sur trois piliers :

  • le monopole de la vérité ;
  • la territorialité de l’administration des biens de salut ;
  • la centralité de la figure du prêtre.

Critique des thèses de Guillaume Cuchet[2] : il oublie la longue succession des cris d’alarme depuis le début du [XXe] siècle et surtout depuis la seconde guerre mondiale. Il minimise la succession des crises des années 50/60 et le tournant des autres pays européens (cf. p. 135-138).

Reprise du constat d’une déperdition silencieuse telle qu’évoquée par François Roustang[3] (p. 145). 

Et des « observants » où la culture catholique se transmet, mais aussi de la diaspora (Karl Rahner, 1954), et le blocage :

« il y a eu un Concile qui a demandé des réformes importants, la sortie d’un système clérical devenu une impasse, et au fond, 50 ans après, aucune réforme interne d’importance n’a eu lieu sur ce point. Au contraire, on a consolidé les bastions » (p. 202).

Puis la restauration dès 1984 avec Jean-Paul II.

Importance du Renouveau charismatique (l’Emmanuel, fondé par un laïc en 1972) ; le Chemin Neuf, fondé à Lyon en 1973) dans un catholicisme ostensible et « décomplexé » ; greffe qui n’a pas rebattu les cartes de la communalisation catholique organisée autour de la personne du prêtre, en opposition avec le sacerdoce universel de tous les baptisés.L’importance des travaux de Yann Raison du Cléziou est soulignée : […] ces observants qui sont dépositaires à la fois de la vérité du catholicisme […] et des repères sociaux et moraux propres à sauver une société en train de sombrer […] Mais ils font fuir les conciliaires et les ouverts » (p. 306, propos de J.-L. Schlegel).

Quelle est lamartingale de survie du catholicisme en France aujourd’hui :

  • Une combinaison « messe du dimanche / école catholique / scoutisme » avec des « éléments militants qui prennent la main » (p. 309). Tendance qui déplace la culture de conservation religieuse (antéconciliaire ou conciliaire « à la lettre », c’est-à-dire a minima) dont les observants entendent témoigner au sein de l’Église, vers une forme de contre-culture protestataire, susceptible de se convertir en mouvement d’action politique. Avec, là encore, un risque de sectarisation non négligeable (p. 310).
  • fin mai 2020, commémoration des otages de la Commune de la rue Haxo (p. 311), ce qui pose la question de la mémoire catholique comme patrimoine (p. 312) avec folklorisation ET perte de culture religieuse, tout en ayant une socialité religieuse des hauts lieux (Saint-Jacques de Compostelle, Notre-Dame de Paris, le Mont-Saint-Michel, Tournus, Vézelay, etc.) où on ne s’installe pas et fréquentés par des « pélerins ».
  • Pari de l’hospitalité monachique et de l’apport d’autes questions ouvertes : 
  • l’existence de lieux d’inspiration chrétienne, autonomes (p. 327), foyers de réflexion collective, des espaces de formation incluant souvent une vie liturgique partagée… ce qui interdit d’écrire le faire-part de décès du christianisme (p. 328). Légaut décrivaitdes « monastères invisibles ».
  • Comment rester catholique (p. 335) : « dérégulation institutionnelle » du catholicisme, nébuleuse, archipel, mont…avec une redéfinition du rôle des évêques (p. 365). Là aussi, une tendance au regroupement, à la « mutualisation » va à l’encontre d’une connaissance intime du terrain, pouvant aidé à une structuration des communautés/
  • La crise des abus sexuels… signe dès aujourd’hui ou demain la fin du système clérical (p. 352). Et immense interrogation sur le soin mis à avancer , en transparence, surla question des victimes comme celle des agresseurs.

D.L

 

[1] SERRES (Michel), « La Sainte Famille », Études, février 2013.

[2] CUCHET (Guillaume), Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement. Paris, Seuil, 2018, 284 p. ou Le catholicisme a-t-il encore de l’avenir en France (2021).

[3] ROUSTANG (François), Le troisième homme. Entre rupture personnelle et crise catholique, 1966, réédition 2019.